Seconde Prédication, Carême 2023

P. Raniero Card. Cantalamessa, O.F.M.Cap.

 

D’Evangelii Nuntiandi de saint Paul VI jusqu’à Evangelii Gaudium de l’actuel Souverain Pontife, le thème de l’évangélisation a été au centre du Magistère pontifical. Les grandes encycliques de saint Jean Paul II y ont contribué, tout comme la création du Conseil pontifical pour l’évangélisation, promu par Benoît XVI. On retrouve la même préoccupation dans le titre donné à la Constitution pour la réforme de la Curie – Praedicate Evangelium – et dans l’appellation de « Dicastère pour l’évangélisation » donnée à l’ancienne Congrégation pour la Propagation de la Foi. C’est désormais le même objectif qui a été principalement assigné au Synode de l’Église. C’est à elle – c’est-à-dire à l’évangélisation – que je voudrais consacrer cette méditation.

La définition la plus courte et la plus prégnante de l’évangélisation est celle que nous lisons dans la première Lettre de Pierre. Les apôtres y sont définis comme « ceux qui vous ont évangélisés dans l’Esprit Saint » (1 P 1, 12). C’est là qu’est exprimé l’essentiel de l’évangélisation, à savoir son contenu – l’Évangile – et sa méthode – dans l’Esprit Saint.

Pour savoir ce que l’on entend par le terme « Évangile », le moyen le plus sûr est de demander à celui qui, le premier, a employé ce mot grec et l’a rendu normatif dans le langage chrétien, l’apôtre Paul. Nous avons la chance de posséder une exposition de sa main qui explique ce qu’il entend par « Évangile », et c’est l’épître aux Romains. Le thème de cette Lettre est annoncé en ces termes : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant » (Rm 1, 16).

Pour que tout effort de nouvelle évangélisation puisse porter du fruit, il est vital d’être au clair sur le noyau essentiel de la proclamation chrétienne, et personne ne l’a mieux mis en évidence que l’Apôtre dans les trois premiers chapitres de l’Epître aux Romains. De la compréhension et de l’application de son message à la situation actuelle dépend, j’en suis convaincu, la question de savoir si des enfants de Dieu naîtront de nos efforts, ou si nous devrons répéter amèrement avec Isaïe : « Nous avons conçu, nous avons été dans les douleurs, mais nous n’avons enfanté que du vent : nous n’apportons pas le salut à la terre, nul habitant du monde ne vient à la vie ». (Is 26, 18)

Le message de l’Apôtre dans ces trois premiers chapitres de sa Lettre peut se résumer en deux points : premièrement, quelle est la situation de l’humanité devant Dieu à la suite du péché ; deuxièmement, de quelle manière on peut en sortir, c’est-à-dire comment est-on sauvé par la foi et devient-on une nouvelle créature.  Suivons l’Apôtre dans son raisonnement serré. Mieux, suivons l’Esprit qui parle à travers lui. Celui qui a voyagé en avion aura entendu plusieurs fois l’annonce : « Nous vous prions d’attacher vos ceintures, car nous allons entrer dans une zone de turbulences ». Nous devrions lancer le même avertissement à ceux qui s’apprêtent à lire les paroles suivantes de Paul.

« Or la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et contre toute injustice des hommes qui, par leur injustice, font obstacle à la vérité. En effet, ce que l’on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils n’ont donc pas d’excuse, puisque, malgré leur connaissance de Dieu, ils ne lui ont pas rendu la gloire et l’action de grâce que l’on doit à Dieu. Ils se sont laissé aller à des raisonnements sans valeur, et les ténèbres ont rempli leurs cœurs privés d’intelligence. Ces soi-disant sages sont devenus fous ; ils ont échangé la gloire du Dieu impérissable contre des idoles représentant l’être humain périssable ou bien des volatiles, des quadrupèdes et des reptiles. » (Rm 1, 18-23)

Le péché fondamental, objet premier de la colère divine, s’identifie, comme on le voit, dans l’asebeia, c’est-à-dire dans l’impiété. L’Apôtre explique immédiatement en quoi consiste exactement cette impiété, en disant qu’elle consiste dans le refus de « glorifier » et de « remercier » Dieu. Étrange !  Le fait de ne pas assez glorifier et remercier Dieu, nous semble – certes – un péché, mais pas vraiment terrible et mortel. Il faut comprendre ce qui se cache derrière, et qui est le refus de reconnaître Dieu comme Dieu, le fait de ne pas lui accorder la considération qui lui est due. Il consiste, pourrait-on dire, à « ignorer » Dieu, où ignorer ne signifie pas tant « ne pas savoir qu’il existe » que « faire comme s’il n’existait pas ».

Dans l’Ancien Testament, nous entendons Moïse crier au peuple : « Tu sauras donc que c’est le Seigneur ton Dieu qui est Dieu » (cf. Dt 7, 9) et un psalmiste reprend ce cri en disant : « Reconnaissez que le Seigneur est Dieu : il nous a faits, et nous sommes à lui. » (Ps 100, 3) Réduit à son noyau germinatif, le péché consiste à nier cette « reconnaissance » ; il est la tentative, de la part de la créature, d’effacer – de sa propre initiative, presque par arrogance – la différence infinie qui existe entre elle et Dieu. Le péché s’attaque donc à la racine même des choses ; il est le fait « d’étouffer la vérité dans l’injustice ». C’est quelque chose de bien plus sombre et de bien plus terrible que l’homme ne peut imaginer ou dire. Si les hommes savaient de leur vivant – comme ils le sauront au moment de leur mort – ce que signifie le rejet de Dieu, ils en mourraient d’effroi.

Nous avons entendu que ce rejet a pris la forme de l’idolâtrie, par laquelle on adore la créature à la place du Créateur. Dans l’idolâtrie, l’homme « n’accepte pas » Dieu, mais se fait dieu ; c’est lui qui décide de Dieu, et non l’inverse. Les rôles sont inversés : l’homme devient le potier et Dieu le vase qu’il façonne à sa guise (cf. Rm 9, 20s). Aujourd’hui, cette ancienne tentative a pris une nouvelle tournure. Elle ne consiste pas à mettre quelque chose – y compris soi-même – à la place de Dieu, mais à abolir, purement et simplement, le rôle indiqué par le mot « Dieu ». Nihilisme ! Le Néant à la place de Dieu. Mais il n’y a pas lieu de s’attarder ici sur ce point ; cela ne ferait qu’interrompre notre écoute de l’Apôtre, qui poursuit au contraire son raisonnement serré.

Paul poursuit son réquisitoire en montrant les fruits qui découlent, sur le plan moral, du rejet de Dieu. Il en découle une dissolution générale des mœurs, un véritable « torrent de perdition » qui entraîne l’humanité à la ruine. Et l’Apôtre dresse ici un tableau saisissant des vices de la société païenne. Le plus important à retenir de cette partie du message paulinien n’est pas cette liste de vices, que l’on retrouve d’ailleurs chez les moralistes stoïciens de l’époque. Ce qui est déroutant à première vue, c’est que saint Paul fait de tout ce désordre moral, non pas la cause, mais l’effet de la colère divine. Par trois fois revient la formule qui l’affirme sans équivoque :

« Voilà pourquoi, […] Dieu les a livrés à l’impureté, […] C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions déshonorantes. […] Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à une façon de penser dépourvue de jugement. » (Rm 1, 24.26.28)

Dieu ne « veut » certainement pas ces choses, mais il les « permet » afin de faire comprendre à l’homme où le rejeter le mène. « Et » écrit saint Augustin, « parce que leurs péchés ne sont que le châtiment du péché, cette iniquité n’est que le châtiment de l’iniquité ; telle est la vengeance de Dieu, et il en jaillit aussitôt des péchés plus nombreux et plus graves[1]Agostino, De natura et gratia, 22,24.. »

Il n’y a pas de distinction devant Dieu entre Juifs et Grecs, entre croyants et païens : « tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu »  (Rm 3, 23). L’Apôtre tient tellement à préciser ce point qu’il y consacre tout le deuxième chapitre et une partie du troisième de son Epître. C’est l’humanité tout entière qui se trouve dans cette situation de perdition, et non tel ou tel individu ou peuple.

Où se situe, dans tout cela, la pertinence du message de l’Apôtre dont je parlais ? Elle réside dans le remède que l’Évangile propose à cette situation. Il ne consiste pas à s’engager dans un combat pour la réforme morale de la société, pour la correction de ses vices. Ce serait, pour lui, comme vouloir déraciner un arbre en commençant par en enlever les feuilles ou les branches les plus saillantes, ou encore comme se préoccuper d’éliminer la fièvre plutôt que de guérir le mal qui la cause.

Traduit dans le langage courant, cela signifie que l’évangélisation ne commence pas par la morale, mais par le kérygme ; dans le langage du Nouveau Testament, pas par la Loi, mais par l’Évangile. Et quel en est le contenu, ou le noyau ? Qu’est-ce que Paul entend par « Évangile » lorsqu’il dit qu’il « est puissance de Dieu pour quiconque est devenu croyant » ? Croire en quoi ? « Dieu a manifesté en quoi consiste sa justice » (Rm 3, 21) : voilà la nouveauté. Ce ne sont pas les hommes qui, tout à coup, ont changé de vie et de coutumes et se sont mis à faire le bien. Ce qui est nouveau, c’est que, à la plénitude des temps, Dieu a agi, il a rompu le silence, il a tendu pour la première fois la main à l’homme pécheur.

Mais écoutons maintenant directement l’Apôtre qui nous explique en quoi consiste cet « agir » de Dieu. Ce sont des paroles que nous avons lues ou entendues des centaines de fois, mais on aime toujours réécouter les airs d’une belle symphonie :

« Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon, en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus. » (Rm 3, 23-26)

Permettez-moi de vous rassurer immédiatement, je n’ai pas l’intention de faire une énième prédication sur la justification par la foi. Il y a un danger à insister uniquement sur ce thème. Ce n’est pas une doctrine que Paul nous présente, mais un évènement, voire une personne. Nous ne sommes pas sauvés génériquement « par la grâce » ; nous sommes sauvés par la grâce de Jésus-Christ ; nous ne sommes pas justifiés génériquement « par le moyen de la foi », nous sommes justifiés par la foi en Jésus-Christ. Tout a changé « en vertu de la rédemption opérée par le Christ Jésus ». Le véritable article avec lequel l’Église tient ou tombe (le fameux Articulum stantis et cadentis Ecclesiae) n’est pas une doctrine, mais une personne.

Je reste sans voix chaque fois que je relis ce passage de l’épître aux Romains. Après avoir décrit, sur les tons que nous venons d’entendre, la situation désespérée de l’humanité, l’Apôtre a le courage de dire qu’elle est radicalement changée à cause de ce qui s’est passé quelques années plus tôt, dans une partie obscure de l’empire romain, par un seul homme, mort, en plus, sur une croix ! Seule une « intuition » de l’Esprit Saint, un éclair, pouvait donner à un homme l’audace de croire et de proclamer cette chose inouïe. D’autant plus que ce même homme était autrefois « furieux » si quelqu’un osait proclamer une telle chose en sa présence. Le diacre Étienne en avait fait les frais….

Le choc est atténué en nous par vingt siècles de confirmation, mais pensons à la façon dont les paroles de l’Apôtre ont dû résonner pour les gens instruits de l’époque. Il s’en rendit compte lui-même ; c’est pourquoi il a éprouvé le besoin de dire : « Je n’ai pas honte de l’Evangile » (Rm 1, 16). On aurait en effet pu en avoir honte. Je n’arrive pas à comprendre comment des historiens honnêtes ont pu croire (comme cela a été le cas pendant si longtemps) que Paul a puisé cette certitude dans les cultes hellénistiques, ou de je ne sais quelle autre source. Qui a jamais imaginé, ou pourrait humainement imaginer, une telle chose ?

Mais revenons à notre intention spécifique, qui est l’évangélisation. Que nous apprend la parole de Dieu que nous venons d’entendre à nouveau ? Aux païens, Paul ne dit pas que le remède à leur idolâtrie consiste à retourner interroger l’univers pour remonter des créatures à Dieu ; aux Juifs, il ne dit pas que le remède consiste à retourner à une meilleure observance de la loi de Moïse. Le remède n’est ni en haut ni en arrière, il est en avant, il est dans l’accueil de « la rédemption opérée par le Christ Jésus ».

Paul, à vrai dire, ne dit rien d’entièrement nouveau. S’il était l’auteur de ce message inouï, ceux qui disent que le véritable fondateur du christianisme est Saul de Tarse, et non Jésus de Nazareth, auraient raison. Mais ils ont tort ! Paul ne fait que reprendre, en l’adaptant à la situation du moment, l’annonce inaugurale de la prédication de Jésus : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15) Sur ses lèvres, « convertissez-vous » ne signifiait pas – comme chez les anciens prophètes et Jean le Baptiste : « Revenez en arrière, gardez la Loi et les commandements ! » ; cela signifie plutôt : « Faites un bond en avant ; entrez dans le Royaume qui est venu librement parmi vous ! Croyez à l’Évangile ! Se convertir, c’est croire ». « La première conversion consiste à croire », écrivait saint Thomas d’Aquin : Prima conversio fit per fidem[2]Tommaso d’Aquino, S.Th. I-IIae, q.113, a. 4..

Bien entendu, ni le discours de Jésus, ni celui de Paul ne s’arrêtent à ce point. Dans sa prédication, Jésus expose ce qu’implique l’accueil du Royaume, et Paul consacrera toute la deuxième partie de sa Lettre à l’énumération des œuvres, ou des vertus, qui doivent caractériser celui qui est devenu une créature nouvelle. Au kérygme il fait suivre la parénèse, à l’annonce l’exhortation. L’important est l’ordre à suivre dans la vie et dans l’annonce, par où commencer, car, comme le disait saint Grégoire le Grand, « on ne vient pas à la foi en partant des vertus, mais aux vertus en partant de la foi[3]Gregorio Magno, Omelie su Ezechiele, II,7 (PL 76, 1018 ». Toute initiative d’évangélisation qui voudrait commencer par réformer les coutumes de la société, avant de chercher à changer le cœur des gens, est condamnée à finir dans le néant, ou pire, dans la politique.

Mais il ne s’agit pas non plus d’insister ici sur ce point. Nous devons plutôt reprendre l’enseignement positif de l’Apôtre. Que dit la parole de Dieu à une Église qui – bien que blessée en elle-même et compromise aux yeux du monde – a un sursaut d’espérance et veut reprendre sa mission d’évangélisation avec un nouvel élan ? Il dit qu’il faut de la personne du Christ, parler de lui « à temps et à contretemps » ; de ne jamais considérer comme épuisé, ou assumé, le discours sur lui. Jésus ne doit pas être en arrière-plan, mais au cœur de toute proclamation.

Le monde séculier s’efforce (et malheureusement y parvient !) de tenir le nom de Jésus éloigné, ou caché, dans tout discours sur l’Église. Nous devons faire tout notre possible pour qu’il soit toujours présent. Non pas pour nous abriter derrière lui, mais parce qu’il est la force et la vie de l’Église. Au début d’Evangelii Gaudium, nous lisons ces mots :

« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui. »

A ma connaissance, c’est la première fois que l’expression « rencontre personnelle avec le Christ » apparaît dans un document officiel du Magistère. Malgré son apparente simplicité, cette expression contient une nouveauté que nous devons essayer de comprendre.

Dans la pastorale et la spiritualité catholiques, d’autres manières de concevoir notre relation avec le Christ étaient familières dans le passé. On parlait d’une relation doctrinale, consistant à croire au Christ ; d’une relation sacramentelle, qui se réalise dans les sacrements ; d’une relation ecclésiale, en tant que membre du corps du Christ qu’est l’Église ; on parlait aussi d’une relation mystique ou sponsale réservée à certaines âmes privilégiées. On ne parlait pas – ou du moins il n’était pas courant de parler – d’une relation personnelle – comme entre un je et un tu – ouverte à tout croyant.

Au cours des cinq siècles que nous avons derrière nous – que l’on appelle improprement « de la Contre-Réforme » – la spiritualité et la pastorale catholiques ont regardé avec suspicion cette façon de concevoir le salut. On y voyait le danger (loin d’être lointain et hypothétique du reste) du subjectivisme, c’est-à-dire de concevoir la foi et le salut comme un fait individuel, sans véritable relation avec la Tradition et avec la foi du reste de l’Église. La multiplication des courants et des dénominations dans le monde protestant n’a fait que renforcer cette conviction.

Nous sommes maintenant entrés, grâce à Dieu, dans une nouvelle phase où nous nous efforçons de voir les différences, non pas nécessairement comme incompatibles entre elles et donc à combattre, mais, dans la mesure du possible, comme des richesses à partager. Dans ce nouveau climat, on comprend l’exhortation à avoir une « relation personnelle avec le Christ ». Cette façon de concevoir la foi nous semble, en effet, la seule possible puisque la foi n’est plus une fatalité que l’on absorbe, enfant, à travers l’éducation familiale et scolaire, mais est le fruit d’une décision personnelle. Le succès d’une mission ne se mesure plus au nombre de confessions entendues et de communions distribuées, mais au nombre de personnes qui sont passées du statut de chrétiens de nom à celui de chrétiens réels, c’est-à-dire convaincus et actifs dans la communauté.

Essayons de comprendre concrètement en quoi consiste cette fameuse « rencontre personnelle » avec le Christ. Je dis que c’est comme rencontrer une personne « en vrai », après l’avoir connue pendant des années rien qu’en photo. On peut connaître des livres sur Jésus, des doctrines, des hérésies sur Jésus, des concepts sur Jésus, mais ne pas le connaître vivant et présent. (J’insiste particulièrement sur ces deux adjectifs : un Jésus ressuscité et vivant et un Jésus présent !). Pour beaucoup, même baptisés et croyants, Jésus est un personnage du passé, et non une personne vivante dans le présent.

Cela aide à comprendre la différence qui se produit dans le domaine humain, quand on connaît une personne et quand on en tombe amoureux.  On peut tout connaître d’une femme ou d’un homme : son nom, son âge, les études qu’il/elle a faites, sa famille… Et puis un jour, une étincelle jaillit et on tombe amoureux de cette femme ou de cet homme. Cela change tout. On veut être avec cette personne, lui plaire, l’avoir pour soi, avoir peur de lui déplaire et de ne pas être digne d’elle.

Comment faire pour que cette étincelle jaillisse chez beaucoup vis-à-vis de la personne de Jésus ?  Elle ne s’allumera pas chez celui qui entend le message de l’Évangile, si elle ne s’est pas d’abord allumée – au moins comme désir, comme recherche et comme but – chez celui qui l’annonce. Il y a eu et il y a des exceptions ; la parole de Dieu a une puissance propre et peut agir, parfois, même lorsqu’elle est prononcée par ceux qui ne la vivent pas ; mais c’est l’exception.

Pour consoler et encourager ceux qui travaillent institutionnellement dans le domaine de l’évangélisation, je voudrais leur dire que tout ne dépend pas d’eux. Il dépend d’eux, oui, de créer les conditions pour que cette étincelle s’allume et se propage. Mais elle jaillit de la manière la plus inattendue et au moment le plus inattendu. Dans la plupart des cas que j’ai connus dans ma vie, la découverte du Christ qui a changé la vie est intervenue à la suite de la rencontre de quelqu’un qui avait déjà fait l’expérience de cette grâce, à la suite de la participation à un rassemblement, de l’écoute d’un témoignage, de l’expérience faite de la présence de Dieu lors d’un moment de grande souffrance, et – je ne peux le taire, car cela m’est arrivé à moi aussi – d’avoir reçu ce qu’on appelle le baptême dans l’Esprit.

Nous voyons ici la nécessité de compter de plus en plus sur les laïcs, hommes et femmes, pour l’évangélisation. Ils sont davantage insérés dans les mailles de la vie où ces circonstances se produisent habituellement. En raison également de la rareté des effectifs, il nous est plus facile à nous, le clergé, d’être des bergers que des pêcheurs d’âmes ; il nous est plus facile de guider par la parole et les sacrements ceux qui viennent à l’église que de partir en haute mer pêcher ceux qui sont loin. Les laïcs peuvent nous compléter dans la tâche de pêcheurs. Beaucoup d’entre eux ont découvert ce que veut dire connaître un Jésus vivant et sont désireux de partager leur découverte avec d’autres.

Les mouvements ecclésiaux, nés après le Concile, ont été pour beaucoup le lieu où ils ont fait cette découverte. Dans son homélie pour la messe chrismale du Jeudi Saint 2012, la dernière de son pontificat, Benoît XVI déclarait : « Celui qui regarde l’histoire de l’époque postconciliaire, peut reconnaître la dynamique du vrai renouvellement, qui a souvent pris des formes inattendues dans des mouvements pleins de vie et qui rend presque tangibles la vivacité inépuisable de la sainte Église, la présence et l’action efficace du Saint Esprit. » A côté des bons fruits, certains de ces mouvements ont aussi produit des fruits pourris. Il faut se souvenir du dicton : « Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ».

Je termine par les mots qui concluent « Itinéraire de l’âme à Dieu » de saint Bonaventure, car ils suggèrent par où commencer pour réaliser ou renouveler notre « relation personnelle avec le Christ » et en devenir les courageux hérauts :

Mais c’est là une faveur mystérieuse et secrète que nul ne connaît si ce n’est celui qui la reçoit, que nul ne reçoit s’il ne la désire, et qu’on ne saurait désirer sans être embrasé jusqu’en ses profondeurs par le feu de l’Esprit-Saint que Jésus-Christ a envoyé à la terre[4]Bonaventura da Bagnoregio, Itinerarium mentis in Deum, VII, 4..

 

Traduction Française : Cathy Brenti

 

References

References
1 Agostino, De natura et gratia, 22,24.
2 Tommaso d’Aquino, S.Th. I-IIae, q.113, a. 4.
3 Gregorio Magno, Omelie su Ezechiele, II,7 (PL 76, 1018
4 Bonaventura da Bagnoregio, Itinerarium mentis in Deum, VII, 4.
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